La voile, parfois c’est un plaisir, parfois c’est un challenge.
Samedi 26 juillet 2025
On part donc de Port Ellen, enfin ! Après le cycle interminable de lavage/essorage du bateau, des réparations safran qui ont nécessité plusieurs plongées dans l’eau fraîche, des ravitaillements en nourriture de réconfort (chips, cheddar, même si le cheddar ne nous réconforte pas tant que ça).
C’est d’ailleurs le safran qui nous a retenu une première fois. La barre avait du jeu depuis Brest et une plongée juste avant de partir d’Islay dans un mouillage proche de Port Ellen a montré que la crapaudine s’était fait la malle (c’est la pièce qui tient l’axe du safran en bas de la coque). Système D, à base de sangle de slackline et d’inox, vissé dans la coque, à surveiller lors de nos prochaines escales quand même…



Bref, on avait envie de partir.
Le tempo était donné d’avance : ce sera vingt nœuds à vingt-cinq nœuds, force 6 sur l’échelle de Beaufort, vent frais, la mer se forme, les vagues commencent à former des crêtes d’écume… Oui, quand il y a du vent, souvent il y a de la mer, même si moi j’avais très envie d’être dans le déni. Au large d’Islay, on pêche trois maquereaux, on mange du riz, je bouquine de la fantasy, Antoine fait la vaisselle car je cite “après quand ça bouge on regrette de pas l’avoir fait avant” – prophétie ?

Mon estomac commence à s’habituer à la houle que je juge impressionnante (comprendre : j’ai peur mais j’ai foi dans Alélà) – et on a abandonné le régulateur pour barrer à la main, mieux prendre les vagues, tout ça. A la barre, tout est dans l’observation du terrain… j’essaye de faire comme Antoine et d’analyser quand je regarde la mer, sans me laisser hypnotiser par son mouvement. C’est bien beau d’être contemplative, mais comprendre dans quel sens nous pousse une vague qui nous vient d’en face… c’est bien aussi pour la route.
On prend un premier ris, les prévisions annoncent du vent et les 15 noeuds que l’on a commencent à faire giter sérieusement Alélà. On essaye de tirer le moins que l’on peut sur la barre tout en prenant bien les vagues, pour ne pas forcer sur la réparation encore fraîche. “Mais tu peux me dire quand est-ce que ça tire trop, pour savoir quand il faut que j’arrête de forcer sur la barre ?” me dit Canelle. Je n’en sais rien, à vrai dire, j’essaye juste de prendre les vagues le moins de travers possible mais les sensations dans la barre laissent penser qu’on a réparé solide.
La mer dans notre sillage a l’air injustement calme. En face, justement, on voit une vague qui déferle un peu comme si on s’approchait d’un spot de surf. Je trouve ça franchement bizarre, et je commence à avoir plutôt la trouille de ce phénomène. C’est qu’il y en a plusieurs, qui déferlent comme ça, un peu comme s’il y avait un rassemblement, une houle en colère, à moins d’un mille de nous.
La voix de Canelle : “Euh… je trouve que ça déferle beaucoup devant”. Je pense au courant qui doit peut être faire le tour de l’île, et qui vient à contre des vagues ce qui nous donne une explication.
La voix tendue de Canelle : “Là ça déferle fort, tu peux regarder ?”
Ah, Antoine regarde sur la carte, ce sont des hauts-fonds.
Les hauts-fonds : le fond qui remonte, plutôt rapidement, alors qu’avant il y avait 100 mètres à peine on passe à 60m. On en a croisé à Jersey : c’était rigolo ces bouillons. On est passé sur des hauts fonds en quittant Wicklow : c’était marrant ces remous, ça secoue gentiment le bateau et ses habitants au passage.
Mais à Jersey, y’avait pas de vent, pas de mer. A Wicklow, il y avait un petit souffle léger d’une dizaine de nœuds, et la mer était plate également mais avec beaucoup de courant. Là, y’avait déjà des beaux creux de trois mètres (trois mètres selon les prévisions météos, quatre mètres cinquante selon moi).
Les vagues se cambrent en arrivant dans la zone des hauts fonds, ce qui les fait déferler et les rendent plus hautes et creuses. Montagnes russes. On a à peine le temps de ranger la vaisselle et de prendre un deuxième ris.
Alors on arrive dessus; c’est la fucking cocotte minute, la machine à laver les entrailles d’Alélà, tout ce qui peut tomber se fait la malle, on enfourne plusieurs fois dans les vagues qui se rapprochent de plus en plus, nous laissent à peine le temps de descendre la pente avant de revenir à l’attaque. L’eau goutte dans le bateau comme dans la fontaine d’un jardin zen, ça fait bizarre d’entendre le doux son du clapot venir de l’intérieur des cales. Le pot de moutarde s’éclate sous la table à carte, le journal de bord se prend une douche d’eau salée, les magazines de voiles tombent de la bibliothèque – tout ce qui n’est pas sécurisé côté babord se prend une petite sensation de chute libre jusqu’au plancher. Le jeu, c’est de deviner au bruit ce qui s’est cassé la gueule : oh, le wok.

Une fois les hauts fonds passés, la mer continue. On a encore une dizaine d’heure dans ces conditions sportives, Antoine imperturbable à la barre, moi terrorisée au fond de la couchette, qui n’ose enlever ni salopette ni veste de quart – du coup je baigne dans le jus des déferlantes qui sont venues nous rincer le cockpit. Fun fact, l’eau qui nous tombe sur la tête est plutôt chaude… mais avec tout ce qui nous est rentré dedans, on fait cale comble, j’essaie d’écoper le fond du bateau, idée brillante qui me conduit à vomir sur les winchs du cockpit. Conseil de Nicolas : si tu n’as pas eu le temps de mettre ton gilet, ne vomis pas par-dessus bord. Certes c’est plus sympa pour l’équipier de prendre son quart sur un pont propre, mais la sécurité avant la propreté!
J’essaye d’assurer cette propreté du mieux que je peux, à grand coup de seau d’eau mais cette fois je me sens un peu barbouillé dans cette mer hachée de face, au près.
Bref. Et moi qui pensait ne pas vraiment être sujette au mal de mer.
Bientôt, on peut abattre car on vient de contourner la pointe Sud-Ouest d’Islay et on prend les vagues maintenant sur l’arrière.
La nuit nous tombe dessus, par chance on ne croise pas d’autres bateaux, ni cargos ni pêcheurs. Où sont les autres voiliers ?
Sur la carte, on voit une autre remontée soudaine de la profondeur – cette fois-ci, on a bien compris, il faut mieux l’éviter… alors on essaie de faire du gain au cap du mieux qu’on peut, à se rapprocher au près serré du vent, dans une éternelle bataille contre les vagues qui ont pas vraiment compris là où on voulait aller et nous dévient en déferlant sur la coque. On se passe la barre jusqu’au matin, trop de vagues pour le régulateur d’allure ou le pilote automatique.
En effet, le vent a encore forci dans la nuit, comme s’il s’était lancé dans une enchère avec les vagues. Et il faut barrer, faire en sorte de présenter le petit cul d’Alélà à la pente des vagues et surfer droit sous peine de forcer sur la barre.
Parfois, j’essaye de prendre les vagues de façon intelligente, d’anticiper l’effet qu’elles sont sur le bateau. Souvent, je pense à autre chose : la peur, la relativité de la peur face au danger, comment trouver du confort dans l’inconfort (le froid, l’humidité, la frousse)… et puis au bout d’un moment on arrête de se faire sans arrêter surprendre par de l’eau qui nous tombe dessus, les vagues commencent à nous passer à côté, les rafales sont à 20 et plus à 25, les fulmars eux continuent de planer sur les courants d’air, on entendrait presque le bruit courroucé des guillemots de Troïl…

Dimanche 27 juillet 2025
Au matin, la météo s’est adoucie, le soleil rend la mer presque moins agitée, la houle un peu moins croisée. On mange de la purée mousseline pour se réconforter, on ouvre un paquet de chips même si ça fait un peu ton sur ton…
Les patates nous apaisent, la barbouille est partie, on peut mettre notre régulateur d’allure et écoper les paquets de mer qui se sont invités à l’intérieur.
On reprend l’écriture du journal de bord, qui s’est arrêtée brusquement hier avec l’avarie du pot de moutarde. C’est là qu’on consigne le cap, la vitesse du vent, la position, les remarques éventuelles (Antoine insiste sur le fait que c’est un document légal, et pas un endroit où consigner les observations ornithologiques).
Canelle dort presque toute la journée. On a besoin de récupérer… Mon livre avance à toute vitesse, les quelques bateaux de pêche s’entendent de loin avec leur gros moteur et le régul tient bien par cette vitesse de vent.
Sur une allure portante, on casse la poulie de la retenue de bôme sur un empannage sauvage – la bôme qui vire soudainement d’un côté à l’autre du bateau, heureusement sans fracasser de tête sur son passage.
Puis il fait presque beau; on peut mettre les affaires à sécher dehors. Éponger encore une fois les fonds de cale, sans conséquences sur l’estomac cette fois-ci. Le bateau sèche doucement, on voit les Hébrides qui nous protègent de la houle, quelques pêcheurs qui chalutent, c’est le grand retour des pingouins torda qui plongent à notre approche, on commence à apercevoir régulièrement des macareux avec leur bec et leurs pattes oranges, leur vol nerveux (et je dirais la forme dodue caractéristique de leur ventre blanc, mais je ne suis pas sûre que ça fasse partie des critères).



Lundi 28 juillet 2025
La nuit était si tranquille.
Le vent est tombé sous le vent des îles. Je suis impressionné par la capacité de Canelle à se rendormir trois fois lorsque je la réveille pour son quart, malgré l’allumage des lumières pour la traditionnelle soupe lyophilisée du passage de quart, qui devrait stimuler pourtant ses sens.
On passe à l’aurore le chenal des îles Shiants au ciseau (les deux voiles de chaque côté du bateau).
J’ai terminé un autre Terry Pratchett. Pas grand monde sur l’eau, on arrive tranquillement dans le chenal, on passe les îles Shiants, le matin quelques dauphins, vers midi une avarie moteur vite résolue à l’arrivée à Stornoway qui nous contraint à faire un demi-tour artistique… puis l’arrivée au port, l’accent Écossais, le confort d’être au ponton, les pâtes au pesto, l’électricité qui nous permet de mettre (encore une fois) le chauffage à fond pour sécher (à nouveau) la pointe avant…